Lacordaire & l’Histoire – partie 1

Lacordaire & l’Histoire – partie 1

***
A PROPOS
du

DISCOURS sur la LOI
de l’HISTOIRE

prononcé à TOULOUSE en 1854
***
AVERTISSEMENT
J’ai utilisé, pour cette étude, les 9 volumes des OEUVRES COMPLETES DU R.P. D-H LACORDAIRE édités à Paris par Jean de Gigord. La première édition date de 1872-1873.
Pour le DISCOURS SUR LA LOI DE L’HISTOIRE, les numéros de page (259 à 293) renvoient au Tome VII de ces œuvres complètes, intitulé « Oeuvres Politiques Philosophiques », dans une édition de 1913. Les citations du Discours sont notées en caractères italiques.
Ce même volume contient les Considérations sur le Système Philosophique de M. de la Mennais (page 1 à 160). Les citations de ce texte écrit en 1834 apparaissent sous le titre simplifié de « Considérations ».

D’autres citations sont extraites de
– Tome I : Vie de Saint Dominique (10ème édition datée de 1911).
– Tome IX, intitulé « Mélanges » (1914)
– Tome VIII (1911) : Notices et Panégyriques qui contient en particulier le Discours de Réception à l’Académie Française.

tous droits réservés Gérard Boulé. 1995-septembre 2001- juillet 2003.

I. ÉLÉMENTS DE BIOGRAPHIE.

L’avocat …
Fils d’un chirurgien de marine qui avait fait campagne en Amérique avec Rochambaud, Jean Baptiste Henri Lacordaire est né en 1802 à Recey sur Ource, près de Dijon. A 18 ans, il étudie à la faculté de Droit « les plus hauts problèmes de la philosophie, de la littérature et de la politique (Mémoires) » et se lie avec une dizaine d’étudiants « dont l’intelligence pénétrait plus avant que le Code Civil, qui voulaient être autre chose que des avocats de murs mitoyens ». Si l’on en croit ses mémoires, il fut un piètre étudiant en droit ce que réfutent ses condisciples) et, à 20 ans, il est inscrit comme avocat stagiaire au barreau de Paris. Il s’impose dès le départ comme un grand avocat et est promis par Antoine Berryer à une grande carrière (modestement, il avoue « quelques succès en cour d’Assises).

L’aventure pourtant tourne court et en 1824, il « quitte le monde » et entre au séminaire de Saint Sulpice. Né dans une famille catholique, il avait très tôt abandonné toute pratique religieuse mais la lecture des œuvres de Chateaubriand (le Génie du Christianisme – 1802) et de Lamartine (les Méditations – 1820) le font revenir, dit-il, à « une plus pénétrante lumière [et à] une plénitude de cœur ». Lacordaire considère sa démarche comme une conversion [[« J’avais vieilli neuf ans dans l’incrédulité lorsque j’entendis la voix de Dieu qui me rappelait à lui. Si je recherche au fond de ma mémoire les causes logiques de ma conversion, je n’en découvre pas d’autre que l’évidence historique et sociale du Christianisme, évidence qui m’apparût dès que l’âge me permit d’éclaircir les doutes que j’avais respiré avec l’air dans l’Université ». Considérations. ]] et le reste de sa vie va donc se dérouler au sein de l’Eglise catholique où il jouera parfois le rôle d’enfant terrible.

L’ami de Lamennais …
En 1827, il est ordonné prêtre puis est nommé chapelain de la Visitation (1829) et assure en même temps le rôle de second aumônier au lycée Henri IV. Son premier désir fut de partir dans les Missions : « simple missionnaire sans talent, couvert de haillons et à trois mille lieues de mon pays, je remuerais des royaumes. » En fait de mission, sa hiérarchie va lui proposer une place d’auditeur de Rote à la cour de Rome avec le titre de « Monsignore ». Lacordaire refuse … Dès son ordination, il s’était lié avec Félicité de Lamennais. et il collabore donc tout naturellement au journal l’AVENIR (1830-1831) aux côtés notamment de Montalembert et Gerbet. Lacordaire signe un nombre important d’articles où il développe les idées qu’il ne cessera de défendre par la suite : ultramontanisme en religion et libéralisme dans le domaine politique. Il accepte un certain rôle politique du prêtre, se rapprochant ainsi de nombre d’intellectuels du moment qui conçoivent leur art ou leur science comme totalement enracinés dans la situation politique du moment. Au sein du clergé et des intellectuels catholiques, cette conception du rôle politique du prêtre ne fait pas l’unanimité : Lacordaire s’éloigne ici de son ami Ozanam, par exemple, qui considère que l’Eglise ne doit pas se compromettre avec un parti politique quel qu’il soit.

Le libéralisme politique professé par Lacordaire ne doit pas faire illusion cependant : proche des idées lamenaisiennes du début, celui de l’ancien avocat reste malgré tout dans des limites acceptables, tant par l’ensemble de la hiérarchie ecclésiastique que par les partis modérés. Il rejoint les grandes lignes de la pensée traditionaliste et contre-révolutionnaire en particulier dans une haine quasi viscérale de toutes les théories issues du Protestantisme et des Lumières. Cette position est d’ailleurs, nous le verrons plus tard, particulièrement présente dans le Discours sur la Loi de l’Histoire.

Ce traditionalisme fondamental chez Lacordaire explique qu’il ne suivra pas Lamennais dans sa remise en cause des grands principes de l’enseignement catholique et qu’il rompt d’avec son ami après sa condamnation en 1832 par le pape Grégoire XVI (Encyclique Mirari Vos).
Lacordaire demeure donc dans la stricte orthodoxie. Dès 1835, on lui confie la chaire de Notre Dame et les conférences qu’il y donnera jusqu’en 1851 ont un immense succès et font de lui l’orateur du moment. En 1839, il est revêtu de la bure blanche des Frères Prêcheurs [Dominicains.] et n’aura de cesse que la congrégation soit à nouveau autorisée en France. La croisade qu’il entreprend pour cela nous vaut un ouvrage historique publié en 1841, Vie de Saint Dominique, qui, de l’aveu même de son auteur, n’est qu’une compilation des « monuments contemporains » du Saint fondateur. Il y développe cependant un certain nombre d’idées sur sa philosophie de l’histoire, idées que nous retrouverons tout au long de ses écrits et conférences.

L’action pour la restauration de l’ordre sera efficace et ce succès inspire à Lacordaire le fameux Discours sur la Vocation de la Nation Française (14 février 1841 à Notre Dame de Paris) où est exposée à nouveau une analyse des faits marquants de l’Histoire de France.

Le prêtre-citoyen …
La Révolution de 1848 réveille chez Lacordaire les vieux rêves généreux des années lamenaisiennes et il est élu pour siéger à la Constituante (l’assemblée, la première qui soit élue au suffrage universel, compte 14 ecclésiastiques). Dans les mêmes temps, il prend la direction de la revue l’Ère Nouvelle où l’on retrouve Charles de Coux (un ancien de l’Avenir), Frédéric Ozanam et l’Abbé Maret. Le titre messianique de la revue annonce, d’après Lacordaire, « un drapeau où la religion, la République et la liberté [s’entrelacent] dans les mêmes plis. A vrai dire, l’initiative de ce nouveau journal revient davantage à Maret, Ozanam et de Coux et Lacordaire se trouvera vite, semble-t-il, en désaccord avec eux (les idées démocrates de Maret, en particulier, cadrent mal avec les siennes : il est davantage partisan d’une monarchie constitutionnelle). Aussi quitte-t-il l’Ère Nouvelle dès le mois de septembre.

Élu du peuple, Lacordaire pense jouer pleinement son rôle de « prêtre politique » , celui d’un réconciliateur entre le peuple et l’Eglise, seule capable, selon lui, d’apporter quelques remèdes aux questions sociales qui remuent le pays. D’ailleurs, tout semble le conforter dans cette idée : à l’inverse du mouvement de 1830, celui de 48 n’est pas foncièrement antireligieux. Bien imprégnées de romantisme et de religiosité, les idées révolutionnaires du moment ont un côté messianique : « les hommes de 48 croient à la Providence, se réclament du Christ en qui ils honorent le divin ouvrier, le premier socialiste. [[René REMOND
La vie politique en France depuis 1789.
Librairie A. Collin. Paris 1969
».]]

L’ami de Lamennais ne peut que se reconnaître dans cette philosophie [[Certains textes du moment témoignent du lien étroit qui se forme dans certains esprits entre Église et République telle cette adresse au clergé et aux électeurs de l’Isère du 22 mars 1848 diffusée par le Comité ecclésiastique de Grenoble : « la République ne saurait inspirer aucune crainte : le clergé admet sans arrière pensée une forme de gouvernement qu’il ne pouvait pas appeler par sa parole : le soumission aux lois est pour lui un devoir qu’il ne pouvait pas prévoir. Dieu avait réservé pour lui seul le secret du drame qui s’est déroulé le 24 février mais qui se rapproche de la nature même de la constitution de l’Eglise et qu’il salue comme une connaissance ancienne et amie.
La devise dix huit fois séculaire de l’Eglise est la devise même du drapeau de la République : Liberté, Égalité, Fraternité. »
]] et pourtant la journée du 15 Mai semble lui apporter bien des désillusions. Il donne donc sa démission : le peur du « danger populaire » ne l’invite-t-elle pas à se tourner davantage vers le « parti de l’ordre » ?

Le sommeil politique …
1848 marque donc véritablement la fin de la carrière politique de Lacordaire et le Coup d’État de 1851 nous le montre prenant davantage encore ses distances d’avec la chose publique : il ne veut « point se lier à des hommes et à des choses dont il redoute la solidarité ». Il laisse également la chaire de Notre Dame de Paris, se disant trop vieux pour assurer une tâche qui demande une certaine jeunesse. Il faut dire aussi que le pouvoir impérial souhaite le voir s’éloigner de Paris et, en février 1853, à Saint Roch, Lacordaire ne pourra s’empêcher de fustiger ce pouvoir, trop totalitaire à ses yeux de libéral : « Moi aussi, je suis une liberté : il faut que je disparaisse ! »

Ses dernières années seront consacré à l’Ordre des Dominicains et à la formation de la jeunesse. Un an avant sa mort, il réapparaît cependant sur la scène parisienne à l’occasion de son élection à l’Académie Française. Il y remplace Alexis de Tocqueville et son discours de réception, le 24 Janvier 1861, au moment où Napoléon III est contraint à quelques concessions, lui permet d’exposer une dernière fois ses théories sur la démocratie et la liberté.

Lacordaire voit, dans sa présence aux côtés des Immortels, l’ultime occasion de parvenir à son but de réconciliation du citoyen et de l’Eglise : « M. de Tocqueville était au milieu de vous le symbole de la liberté magnifiquement comprise par un grand esprit ; j’y serai, si j’ose le dire, le symbole de la liberté acceptée et fortifiée par la religion. »

II. L’OEUVRE LITTÉRAIRE.

.S’il n’est pas aisé de donner un plan aux diverses conférences que donna Lacordaire à Notre Dame de Paris, on peut néanmoins y voir un certain ordre chronologique :
– 1835-1836 : les conférences vont traiter du thème général de l’Eglise, sa constitution, ses « rapports avec l’ordre temporel », …
– 1843-1845 : Lacordaire parle successivement des « effets de la doctrine chrétienne sur l’esprit », puis sur l’âme, la société, [[Entre ces deux séries de conférences, rappelons que Lacordaire prononce le Discours sur la Vocation de la Nation Française.]] …
– 1846-1851 : il se livre à une étude des grandes questions dogmatiques : Jésus-Christ, Dieu, « du commerce de l’homme avec Dieu », …

A ces conférences de Notre Dame de Paris, il faut en ajouter six autres prononcées à Toulouse en 1854, sur la vie morale et la vie surnaturelle, conférences qui sont, aux dires mêmes de l’orateur, la seconde moitié d’une œuvre qui tendait à « exposer du haut de la chaire l’ensemble de la doctrine chrétienne. »
L’art oratoire du Dominicain va également s’exercer à diverses occasions : le Discours sur la Loi de l’Histoire est ainsi prononcé devant une société savante de Toulouse… Il excelle également dans les éloges funèbres : citons celui du Général Drouot mort en 1847, de Daniel O’Connell, disparu la même année.
A côté de ces œuvres destinées à être dites, un certain nombre d’écrits parsèment la vie de Lacordaire. Ses Considérations sur le Système Philosophique de M. de la Mennais sont, sans doute, parmi les plus célèbres. Rappelons qu’il devient également historien pour défendre son ordre avec la Vie de Saint Dominique.
Sa correspondance a aussi donné lieu à publication. On y remarque en particulier les lettres à Mme de Swetchine et les Lettres à un Jeune Homme sur la Vie Chrétienne (1858).

III. LE STYLE DE LACORDAIRE.

Jean Calvet, que l’on ne peut soupçonner d’a priori hostile aux écrivains catholiques est relativement nuancé sur la valeur littéraire des écrits de Lacordaire : « métaphores voyantes, rhétorique vaine, expressions vagues, des mots à la place des idées » [[Jean Calvet
Histoire de la Littérature Française.
Édition de 1960. Paris. J. de Gigord.]]. Calvet reconnaît toutefois à Lacordaire d’avoir renouvelé l’éloquence sacrée et regrette que ses nombreux imitateurs n’aient pas eu son « génie ».
Qu’en est-il ? Pour ce qui est des conférences et discours, il nous manque bien évidemment de les entendre : la transcription écrite de telles œuvres lui fait perdre une bonne partie de sa valeur et nous nous trouvons un peu dans la position de celui qui tente d’évaluer l’art d’un musicien au travers de la seule partition. Il ressort cependant de ces textes tout comme de ceux destinés dès le départ à la publication que Lacordaire est avant tout un écrivain romantique.
Son romantisme apparaît dans la tendance qu’il a à se raconter : la plupart de ses réflexions partent de sa propre expérience et il cite volontiers son parcours personnel pour amener ses auditeurs et ses lecteurs à adopter ses points de vue. L’image du pélican de Musset vient ici à l’esprit, qui nourrit sa progéniture de sa propre substance.
Lacordaire utilise l’art oratoire comme le poète utilise le vers : c’est un instrument de lutte qui arrache obligatoirement une part de lui-même à celui qui s’en sert. Citons ce même Musset :
« Leurs déclamations sont comme des épées,
Elles tracent dans l’air un cercle éblouissant
Mais il y pend toujours quelques gouttes de sang. »

Comme la plupart des écrivains romantiques, Lacordaire introduit donc dans son propos un préjugé sentimental qui va parfois l’entraîner à négliger tout ce qu’une argumentation plus raisonnée aurait pu apporter de poids à son discours. Tout comme Michelet, il part souvent de la lumière de son propre « éclair de Juillet » (à savoir la « révélation » divine) qui le dispense alors d’expliquer clairement comment et pourquoi son lecteur devrait se laisser convaincre : en terme de style littéraire, ce genre de démarche conduit bien évidemment à préférer la déclamation métaphorique à l’exposé rigide et bien argumenté.
D’une manière générale, il y a chez Lacordaire tout le « clinquant » que l’on a pu reprocher aux auteurs de sa génération, depuis Chateaubriand jusqu’au premier Sainte Beuve. Il convient donc d’aborder son œuvre sans perdre de vue qu’elle s’inscrit profondément dans son temps mais il n’en reste pas moins qu’il nous faut concéder à Lacordaire un art certain de l’écriture. Nous dirions aujourd’hui que son style est « médiatique », sans y adjoindre aucune connotation péjorative : cela explique le succès qu’il a connu durant sa vie et le pourquoi des nombreuses rééditions de son œuvre.
—–

DISCOURS SUR LA LOI DE L’HISTOIRE

INTRODUCTION.

Le Second Empire a trois ans au moment où Lacordaire prononce à Toulouse son DISCOURS SUR LA LOI DE L’HISTOIRE. Les historiens de l’époque s’accordent généralement pour constater que le bouillonnement intellectuel qui agite par ailleurs l’ensemble du XIXème siècle connaît alors une pause certaine. Le souci de l’administration impériale de museler toute forme d’expression pour mieux contrôler l’opinion explique sans doute pour une part cet engourdissement de la pensée. Il faut ajouter à cela le climat général du moment où la population semble accepter cette trop forte tutelle du pouvoir central. Bien loin des « horreurs de la Fête impériale », la bourgeoisie traditionnelle, celle que l’on pourrait appeler la « bonne bourgeoisie », retourne à ses affaires. Elle reprend ses habitudes besogneuses, elle veut vivre tranquille et a donc tendance à se fermer aux nouveautés intellectuelles. Les classes moyennes, qui, économiquement, se rapprochent du peuple, aspirent de la même façon à une vie sans histoire : elles ont appris à se méfier du « danger populaire » et la « bonne nouvelle » impériale les rassure davantage que les hardiesses intellectuelles des penseurs, socialistes ou autres.
Ecrivains et artistes sont dans une situation ambiguë : le pouvoir, issu de la violence, ne saurait les satisfaire et le peuple, que d’aucuns venaient de porter au pinacle, les déçoit par son apparente apathie devant la suppression des libertés. Ce moment de flottement touche en particulier la philosophie qui propose peu de nouveautés et se rassure elle même en remettant au goût du jour des recettes qui ont fait leurs preuves : on revient à l’Eclectisme façon Victor Cousin ou au Positivisme.
Dans le domaine de l’histoire, peut-on parler également d’immobilisme ? Non, sans doute, mais le terme d’attentisme s’impose cependant. Les cours de Michelet au Collège de France sont suspendus depuis 1851 et il vit pauvrement entre Nantes et Paris. Durant toute la première moitié du siècle, le genre s’est profondément remis en question mais, vers 1854, l’effervescence s’est calmée et il faudra attendre quelques années pour que des voies nouvelles soient explorées : 1862 verra la leçon inaugurale de Renan au Collège de France et Fustel de Coulanges fera une entrée remarquée deux ans plus tard avec la Cité Antique
Pour nuancer notre propos, il faut noter cependant que les années 1850 voient se poursuivre un mouvement important de création de sociétés savantes dont beaucoup se préoccupent d’histoire. C’est précisément devant l’une de ces sociétés que Lacordaire produit son discours. L’Assemblée de Législation de Toulouse a vu le jour avec l’Empire, en 1851, dans une ville qui garde une grande autorité intellectuelle. Lacordaire aime Toulouse, il le dit dans sa correspondance et le Dominicain ne peut que s’y sentir chez lui : c’est un haut lieu de l’Ordre. C’est la Ville Rose que choisit Dominique de Guzman pour créer, en 1215, un premier couvent de clercs qui doivent, par une pratique sans relâche de l’ascèse, concurrencer l’influence des « Parfaits » cathares.
Pourquoi le thème de l’histoire, ou plutôt celui de la philosophie de l’histoire, comme le précise l’auteur dès le départ ? Et pourquoi pas, nous répondrait Lacordaire. Il fait preuve tout au long de sa carrière d’un éclectisme certain dans le choix des sujets qu’il développe. Outre les thèmes purement théologiques dont nous avons parlé plus haut, il s’intéresse ainsi aux études philosophiques (en 1852) ou encore au droit de la propriété (1858)…
Ces choix divers n’ont qu’un seul but : faire une apologétique du Christianisme à un moment où la pensée catholique voit la fin de sa position de quasi-monopole. Pour Michel Vovelle [[La mort en Occident.
Paris. Gallimard. 1983. p. 533]] , « le discours officiel des Eglises, loin d’être hégémonique au niveau des expressions idéologiques, se trouve désormais minoritaire au milieu de toute une série d’expressions différentes devenues autonomes et majeures. »
La pensée historique fait désormais partie de ces « expressions différentes » et il est évident que Lacordaire ne pouvait manquer l’occasion de monter à ce créneau pour défendre, toujours selon M. Vovelle, « un ancien monde qui est loin d’avoir dit son dernier mot ». [[Op. Cit. ]]

PREMIERE PARTIE

Il s’agit en effet, pour Lacordaire, de réhabiliter un « ancien monde » à savoir, en matière de philosophie de l’histoire, l’approche traditionnelle de l’Eglise catholique. Cette philosophie est mise à mal depuis longtemps déjà mais les attaques sont particulièrement virulentes dans cette première moitié du XIXème siècle.

UNE PHILOSOPHIE PROVIDENTIALISTE DE L’HISTOIRE

I. LA PENSÉE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE.

Il nous suffit de remonter à deux siècles à peine pour voir codifier par Bossuet la notion « PROVIDENTIALISTE » de l’histoire. Le Discours sur l’Histoire Universelle dont la première édition date de 1681 enjoint au Dauphin de se souvenir que « ce long enchaînement des causes particulières qui font et défont un empire dépend des ordres secrets de la divine providence [[Page 523 dans l’édition de 1741, édition remaniée à partir des notes laissées par Bossuet à sa mort (1704). ]]».
L’œuvre de Bossuet s’attache, dans un premier temps à codifier l’absolutisme de Louis XIV qu’il s’efforce de justifier par l’histoire[[Pour Bossuet (et en simplifiant sa pensée), l’absolutisme monarchique a une justification historique dans la mesure où Dieu a donné aux rois suffisamment de vertu et de force d’âme pour obéir à ses lois indépendamment de la crainte d’un châtiment quelconque. A l’inverse, le peuple a besoin de l’autorité d’un souverain (comme l’enfant a besoin de celle du père) parce que, totalement soumis à ses passions, il peut difficilement s’organiser de manière efficace et n’obéit finalement aux lois que par peur des représailles. ]]. Un autre but des écrits de Bossuet sera d’alimenter sa controverse permanente avec les Protestants : son Histoire des Variations des Églises Protestantes (1688) tend ainsi à montrer que l’Eglise est dépositaire d’une vérité éternelle et que nier cette évidence, c’est tomber dans l’erreur.
Il est bien évident que cette façon toute utilitaire de traiter l’histoire va provoquer dans les années qui suivent nombre de critiques. Voltaire puis Renan, chacun en leur temps et pour ne citer qu’eux, vont dénier toute valeur à l’œuvre historique de Bossuet : on lui reproche en particulier son manque de critique vis à vis des textes bibliques qu’il utilise de manière directe ou indirecte (en s’appuyant notamment sur les écrits de Saint Augustin) comme seule source « authentique » de l’histoire de l’humanité.

Notons cependant qu’une position plus sceptique par rapport à ces textes existe déjà bien avant Voltaire. Les intellectuels protestants y sont, bien sûr, pour quelque chose de même que les théoriciens juifs (Spinoza s’interroge dans son Tractacus Théologico-politicus de 1670 sur les « différentes fortunes qu’ont pu subir les livres des prophètes »). Au sein même de l’Eglise catholique, certains se posent courageusement le problème de l’inspiration divine des textes sacrés. Richard Simon est de ceux-là qui publie en 1678 une Histoire Critique du Vieux Testament. Simon en arrive à la conclusion « qu’il est impossible d’entendre parfaitement les textes sacrés, à moins qu’on ne sache auparavant les différents états où le texte de ces livres s’est trouvé selon les différents temps et les différents lieux ». C’est donc là une première ébauche de la « critique interne » qui se développera avec les maîtres du XIXème siècle.
—–

II. L’HISTOIRE PROVIDENTIALISTE ET LACORDAIRE.

Cette histoire providentialiste qui véhicule des schémas de pensée directement issus de la théologie médiévale [[Voir Bernard Merdrignac
La vie religieuse en France au Moyen Age
Paris. Ed. Ophrys. 1994. ]] et pourtant soumise à critique, ne rebute pas Lacordaire, bien au contraire. Le Dominicain remet en effet à l’ordre du jour les idées de l’Évêque de Meaux qu’il lui faudra bien cependant adapter aux nouvelles donnes issues des événements politiques du XIXème siècle.
Si Lacordaire pose, dès le départ, la question de savoir s’il existe une loi de l’histoire, cette question comporte déjà la réponse : « Pouvons-nous, après six mille ans de l’œuvre dont nous sommes les coopérateurs, savoir ce que nous faisons, ce que Dieu veut et comment il nous conduit ? (P. 260) » Le problème est donc posé à priori : là où d’autres s’interrogent sur le rôle de l’humain dans l’évolution générale, Lacordaire ne voit à ses semblables qu’un rôle de « coopérateur » à l’action divine. Il dit ailleurs : « tout, à l’origine, vient de Dieu (P. 282) ». Les six mille ans qui composent l’histoire de l’humanité ne seront donc qu’une adéquation plus ou moins réussie de l’action humaine au plan général défini de tous temps par la Providence. Notons au passage que Lacordaire, à l’inverse des historiens de son temps, ne se pose pas la question de savoir quelle place occupe l’homme dans l’évolution de l’univers : pour lui, tout existe à l’aube des six mille ans qu’il évoque. Il y a là une différence notoire avec Herder (1744-1803) qui, faisant appel lui aussi à la Providence, accepte cependant une période où l’humanité est absente, les objets de la nature se transformant progressivement depuis l’inanimé (la pierre) jusqu’au vivant (l’animal).

III. LES SIX PÉRIODES DE L’HISTOIRE DE L’HUMANITÉ.

Cette loi de l’histoire, simplifiée à l’extrême, entraîne cependant Lacordaire à classer l’histoire de l’humanité en périodes qui vont cheminer autour du fil conducteur tissé par Dieu. Bossuet avait inauguré la démarche en proposant 3 âges dans l’histoire universelle :
– Israël et les empires anciens,
– l’Empire Romain et la naissance du Christianisme,
– l’Eglise, forme achevée de l’Empire.
Lacordaire rejoint Bossuet dans son articulation de l’histoire de l’humanité autour de celle du peuple d’Israël mais se fait plus analytique : il voit dans la suite des événements « une division saillante en époques distinctes » et borne l’histoire « à six actes accomplis » :
1. Le temps de la « paternité universelle » dure 20 siècles et s’étend d’Adam à Moïse.
2. Le temps de la « législation universelle » naît avec Moïse et comprend les règnes de David et Salomon.
3. Athènes et Rome, avec Auguste et Périclès, occupe la période qui se caractérise par la naissance des lettres et celle de la notion d’unité politique.
4. Arrive alors Jésus Christ pour un cycle de 5 siècles qui voit donc la mise en place du Christianisme. Ce cycle s’éteint avec Clovis.
5. Le Moyen Âge, jusqu’à Luther, s’étend sur un millénaire dominé par Saint Louis.
6. Viennent enfin les temps « négatifs » ceux de Luther et de Voltaire.
Le septième acte, non accompli celui-là, sera donc la période post-révolutionnaire. [[Cette division de l’histoire de l’humanité en 7 périodes renvoie immanquablement à la symbolique du chiffre 7 omniprésente dans l’Apocalypse de Saint Jean. Cela est d’autant plus vrai que Lacordaire n’hésite pas à utiliser, quand il relate certains événements, un style apocalyptique. De même, quand il donne à sa revue de 1848, le titre de l’Ère Nouvelle, il fait obligatoirement écho à l’idée de la Jérusalem Nouvelle annoncée dans l’œuvre de Jean l’Évangéliste. Enfin, on ne peut s’empêcher de lier cette idée des 7 périodes à l’épisode du livre à 7 sceaux qui est justement le livre du Maître de l’histoire : « le Maître de l’histoire a déterminé tous les événements et délègue à son fils son pouvoir sur l’histoire » (Joseph Bonsivern dans L’Apocalypse de Saint Jean -Ed. Beauchesne et Fils, Paris 1951) ]]
A l’intérieur de ces six actes accomplis, Lacordaire distingue 3 phases successives, l’une de formation, la seconde d’apogée et la troisième de décadence. : « L’humanité appartient toujours ou à une époque d’avènement, ou à une époque ascendante, ou à une époque de chute. (P. 271) » Cela nous rappelle, bien évidemment, Jean Baptiste Vico qui expose sa théorie des 3 cycles consécutifs (ascendance-apogée-déclin) dans la Science Nouvelle (1725), théorie critiquée par Michelet dans la « traduction » de Vico parue en 1827.
En fait, les divisions et subdivisions de Lacordaire ne sont qu’approximatives et il a une certaine difficulté à s’y tenir tout au long de son développement. Ainsi ses deux premiers actes accomplis ne contiennent pas cette évolution en 3 phases. De même, il établit un lien progressif entre les époques : « l’homme procède de l’homme, un peuple d’un autre peuple, une époque d’une autre époque, un esprit d’un autre esprit (P. 282) ». Il y aurait alors un problème pour expliquer le lien qui unit la période de Moïse à celle d’Athènes et de Rome, puis cette dernière à celle de Jésus Christ : « quand Jésus Christ vint au monde, il avait pour prédécesseurs immédiats les siècles de Périclès et d’Auguste, et pourtant ce n’était point là sa véritable généalogie : elle se dessinait à côté, parallèlement, dans des profondeurs où Athènes et Rome, au lieu d’être des aïeux et des causes, n’avaient plus que le caractère de conséquences et de postérité. (P. 283) ». L’auteur s’en sort donc en introduisant une idée de « parallélisme » qui s’apparente à une certaine forme d’acrobatie intellectuelle. Et cette nécessité se reproduit quand il lui faudra expliquer que le XIXème siècle n’est pas la suite logique du XVIIIème siècle, pas plus que la période noire de Luther et de Voltaire ne peut être la suite logique de celle de Saint Louis.
Lacordaire a donc ici un cheminement pour le moins curieux qui le fait énoncer une loi de l’histoire qu’il est obligé de contredire pour présenter son raisonnement. On peut cependant nuancer cette contradiction apparente si l’on accepte de reconnaître avec Lacordaire que l’intervention de la Providence dans l’histoire humaine est à chaque fois ponctuelle : elle se manifeste, semble-t-il,lorsque Dieu a besoin de remettre l’homme dans le droit chemin. [[Cette idée de considérer certains événements historiques comme des « accidents » dans la chaîne du temps sera présente chez d’autres historiens, en particulier Guizot. Dans sa réflexion sur la Révolution Française, il en arrive à une distinction entre des événements ponctuels et le progrès continu de l’humanité. Ce progrès ne peut finalement être rompu par ces « accidents » et la démarche de Guizot l’amène à minorer la violence révolutionnaire dans le but, louable, de réconcilier les générations. Le but de son œuvre sera alors de « faire rentrer la vieille France dans la mémoire des générations nouvelles. » ]]
Mais, nous dit Lacordaire, le providentialisme, le fait que le plan divin conditionne l’évolution de l’humanité, n’empêche pas l’homme de rester libre : il dispose toujours de son « libre arbitre ». « J’affirme que l’histoire a une loi parce que Dieu, qui en est le premier acteur, ne fait rien sans un plan qu’il s’est tracé dans son infaillible raison, et que l’homme, qui agit avec lui sur la scène des siècles, ne fait rien non plus sans un but et des moyens qui se coordonnent à ceux de Dieu. Et notre liberté ne souffre en cela ni violence ni diminution, parce que la liberté n’exclut pas l’ordre, la sagesse, le consentement au vrai et au bien, et que, dans le cas où elle s’en écarte, la force des choses dirigées par Dieu se retrouve, sans blesser notre libre arbitre, dans l’ensemble du travail commun (P. 260) ».
Ainsi s’explique donc la période de Rome et d’Athènes, sans lien apparent avec la précédente, par la volonté de Dieu d’insuffler une nouvelle donne pour aider l’homme à évoluer. De même, le XVIIIème siècle, en rupture avec le précédent comme avec celui qui le suit, s’apparente à une épreuve pour obliger l’homme à changer, à choisir entre l’erreur et la vérité. Ici encore, nous rejoignons Bossuet qui explique qu’il peut se trouver dans la suite logique du plan divin « certains coups extraordinaires où Dieu vouloit que sa main parût toute seule ».
—–

DEUXIEME PARTIE

Lacordaire nous livre donc, globalement, une approche relativement passéiste de l’histoire. Les penseurs contemporains qui s’attachent également à définir une « loi de l’Histoire », et ils sont nombreux, argumentent quant à eux sur la valeur des sources qu’ils mettent en œuvre pour saisir l’évolution de l’humanité. Dans son discours de 1854, Lacordaire s’étend peu sur ce sujet mais son raisonnement suppose qu’il parte du prédicat suivant : la révélation, contenue dans la Bible, est la source majeure sinon la seule.
Ce prédicat, Lacordaire l’avance dans d’autres œuvres et, en particulier dans les Considérations, parues vingt ans plus tôt et qui sont une réfutation, ligne par ligne, des idées développées par Lamennais dans les Paroles d’un Croyant.

UNE HISTOIRE BASÉE ESSENTIELLEMENT SUR LA RÉVÉLATION.

I. BIBLE ET « CERTITUDE HISTORIQUE ».

Pour Lacordaire, la Bible est la seule source authentique : « Nulle science n’a pu réussir à mettre la Bible en contradiction avec elle. L’Histoire, la chronologie, l’astronomie, la linguistique, les monuments, les antiquités de toute nature ont déposé, malgré les savants, en faveur de la parole divine et la première page de la Genèse était d’accord, il y a plus de trois mille ans, avec les secrets de la géologie découverts de nos jours[[Considérations, page 64. ]] ». Notons que, par rapport à Bossuet, Lacordaire ne change rien à la chronologie adoptée, malgré les progrès de la science au XVIIème siècle, par l’évêque de Meaux : 2 500 ans seulement séparent Adam de Jésus Christ, comme cela est indiqué dans les « livres sacrés les plus anciens et les seuls authentiques ».
Cette foi sans faille dans la valeur des livres issus de la Révélation amène Lacordaire à douter des travaux historiques postérieurs à la Bible : « partout où la religion et l’histoire se sont rencontrées, celle-ci a été obscurcie, défigurée, niée sans pudeur. On a préféré la chronologie absurde de l’Égypte et de l’Inde aux livres de Moïse si admirables par leur suite, leur liaison, leur naturel et par leurs rapports avec tous les éléments de l’antiquité[[Considérations, page 77. ]] ». Il met, dans le Discours sur la Loi de l’Histoire, une nuance à cette « condamnation » de la recherche historique en cherchant à montrer l’utilité de l’histoire : « l’esprit de prophétie qui est celui de l’éternité s’empare de nous au déclin de notre âge et, ne pouvant voir en nous-mêmes la vérité encore inédite, nous cherchons dans les mystères du passé le crépuscule de l’avenir (page 261) ».
De manière plus philosophique, Lacordaire s’est efforcé, dans les Considérations, de prouver que les sources, autres que celles issues de la Révélation, sont d’un usage délicat. Elles sont déjà, selon lui et d’un point de vue méthodologique, peu utilisables parce que trop nombreuses : « le genre humain, au lieu de vous apparaître en une fois […] passe devant vous sous mille costumes divers en parlant mille langues. Si vous voulez vérifier les textes, les peser, les comparer, sentir la justesse des interprétations qu’on en donne, c’est un travail considérable, même pour l’archéologue le plus instruit; les six cents pages [ Lacordaire fait référence à l’ouvrage de Lamennais] forceront d’en lire des millions. Si vous ne vérifiez rien, qui vous assure de la portée véritable des textes qui passent devant vos yeux [[Considérations, page 77. ]] ?»

II. DU RÉEL AU MONDE DES IDÉES.

Dans ce long passage des Considérations, Lacordaire aborde de manière plus générale le problème de « l’autorité du genre humain » que Lamennais place au dessus de celle de l’Église. Cela l’entraîne dans un raisonnement qui dépasse à première vue le cadre strict de l’historiographie. Cependant, il se pose alors un certain nombre de questions qui rejoignent la réflexion des historiens sur la valeur des sources pour reproduire fidèlement les idées, les attitudes des peuples antiques. Le problème est posé en particulier de la possibilité, pour un témoignage matériel d’une époque révolue (texte, monument, objet, …) de rendre vraiment compte des idées de ce peuple. Finalement, Lacordaire énonce en d’autres termes et dans un autre but, la difficulté qu’il y a, pour tout historien, d’analyser un témoignage ancien de manière objective, c’est à dire en faisant abstraction du propre vécu du chercheur et de l’environnement intellectuel du moment où il travaille. En d’autres termes, le monde conservé du réel nous renseigne-t-il sur le monde hors du réel, à savoir celui des idées. Ce questionnement nous semble rejoindre la préoccupation de Victor Cousin qui écrivait en 1823 : « les limites [de l’histoire] sont les limites mêmes qui séparent les événements et les faits du monde invisible des idées ».
Or, pour en revenir au postulat de Lacordaire d’accorder une authenticité sans faille aux textes de la Révélation, il faut voir dans ceux-ci et d’une manière plus générale dans l’enseignement de l’Église, une source débarrassée du contingentement de la temporalité : la Bible est éternelle et n’appartient donc pas au monde du réel si sujet à interprétations diverses. Elle ressort du monde des idées, de l’Idée puisqu’elle est la révélation de Dieu et, à ce titre, elle est indiscutable. Voilà pourquoi, selon Lacordaire, la parole divine est « un miracle de certitude historique ». Pour lui, « les peuples vivent et meurent : nul d’eux, endormi dans ses ruines, n’a laissé autour de sa tombe une garde immortelle pour rendre témoignage à tout venant de son existence passée, de sa gloire, de sa honte, de ses malheurs, de ses traditions, de sa foi. » Et Lacordaire de conclure en disant que l’histoire chrétienne est « l’exception digne de remarque [[Considérations pages 62 et 63. ]]. » Oserons-nous dire, qu’en menant le raisonnement à l’extrême, c’est là l’annonce de la fin de toute recherche historique ?

III. LES SOURCES NON RÉVÉLÉES

Quand il fait œuvre d’historien, Lacordaire est bien obligé cependant, pour ne pas rester dans les sphères éthérées de la philosophie, de se tourner vers des sources autres que la Bible. C’est le cas en 1840, quand il entreprend la Vie de Saint Dominique et il nous donne alors quelques précisions sur le sujet dans la préface de son livre : « je me suis borné à décrire les faits de sa vie [Dominique de Gusman] tels que les monuments contemporains me les ont fournis, et, pour toute polémique, je me retranche derrière ces invincibles monuments. A quiconque parlera de Saint Dominique autrement que je n’en parle, je lui demande une ligne du XIIIème siècle et, s’il me trouve trop exigeant, je me contenterai d’un seul mot[[Vie de Saint Dominique, page 9. ]] ».
Lacordaire marque ici une certaine suffisance mais cette attitude est coutumière à l’époque. Notons simplement qu’il a conscience d’avoir fait un travail sérieux, basé sur des sources contemporaines de son sujet, méthode que ne contesteraient pas les historiens professionnels qui affirment la nécessité de « remonter aux sources mêmes de l’histoire » [[Augustin Thierry
Lettres sur l’histoire de France. 1827. ]]. Le problème ici, et l’on s’en doute, est que ses sources, détaillées en fin de volume dans une « notice sur les monuments primitifs de Saint Dominique » ne sont elles-mêmes que des documents hagiographiques et donc nullement susceptibles d’alimenter une quelconque polémique : le XIIIème siècle n’est pas le moment idéal pour remettre en cause l’enseignement catholique officiel !
Nuançons cependant au regard d’un autre texte, antérieur, mais également consacré à la vie de Dominique de Guzman et à l’histoire de son Ordre : Mémoire pour le rétablissement en France de l’ordre des Frères Prêcheurs. Pour résoudre l’épineux problème de la participation de Saint Dominique à l’Inquisition, il s’appuie sur des textes étrangers à la tradition catholique officielle. Ce sont deux textes « aussi hostiles que possible à l’Église Catholique », à savoir une histoire de l’Inquisition du protestant Philippe de Lymboch (publiée à Amsterdam en 1692) et un rapport des Cortès espagnols de 1812 (rédigé à la suite de la Commission pour l’abolition du tribunal de l’Inquisition).
On serait alors tenté de voir dans l’utilisation de ces textes une sorte de concession à l’esprit de « critique interne » mais Lacordaire ne les utilise en fait, et il doit parfois les manipuler laborieusement, que comme pièces à décharge dans le procès couramment fait à Dominique de Guzman d’avoir fondé l’Inquisition. Pour le reste et pour l’essentiel, il reste aveuglément confiant dans la doctrine chrétienne : « la certitude que j’ai de sa vérité est parvenue à son comble[[Considérations, page 124. ]] ».
Une telle démarche, à ne regarder qu’elle, aurait de quoi surprendre à un moment où les historiens semblent vouloir pousser à l’extrême une volonté de critique systématique des textes antérieurs. A l’aube de la Révolution, Kant avait pourtant souligné, à l’intention des intellectuels catholiques, l’intérêt paradoxal mais réel d’accepter cette notion de « critique interne » : « rien ne doit échapper [à la critique]. En vain la religion, à cause de sa sainteté, et la législation, à cause de sa majesté, prétendent-elles s’y soustraire. Elles excitent par là contre elles de justes soupçons et perdent tout droit à cette sincère estime que la raison n’accorde qu’à ce qui a pu soutenir son libre et sincère examen[[Préface à la Critique de la Raison Pure dans la première édition de 1781. ]] »
Mais, en 1854, le problème du Dominicain est ailleurs : plutôt que de discuter du bien-fondé de ses sources, il doit expliquer comment sa notion de l’Histoire a réussi à traverser le bouleversement qu’ont connu la France et l’Eglise depuis 1789.

FIN DU PREMIER ARTICLE, la suite en cliquant ici

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Licence Creative Commons
Sauf indication contraire, Istor Ha Breiz by Gérard et Gwendal Boulé est concédé sous licence Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International
%d blogueurs aiment cette page :