La Roche aux Fées – Essé (35)

La Roche aux Fées – Essé (35)

un monument mégalithique à Essé (Ille et Vilaine)
Depuis plusieurs siècles, des millénaires peut-être, les monuments mégalithiques sont là, témoins muets d’une civilisation mal connue. Cela aurait du suffir pour qu’ils sombrent dans l’oubli, pour que le peu d’intérêt qu’on leur porte soit émoussé par le secret qu’ils gardent jalousement. Mais il faut compter avec les ressources de l’homme qui ne s’émeut pas devant l’impuissance de sa raison : quand celle-ci n’explique rien, il imagine, il appelle à son secours les innombrables êtres surnaturels, fées, nains et géants, rois légendaires, tantôt bons, tantôt méchants, mais qui surgissent toujours à temps pour prendre le relais de la science.

la légende …

Le monument mégalithique d’Essé aurait ainsi été construit par les fées et celui qui le détruira mourra dans l’année. Ce travail de titan, les fées le firent tout naturellement en apportant les pierre d’une carrière distante de cinq kilomètres dans leur « devantière » (on désigne ainsi le tablier dont on a réuni les coins pour en faire une sorte de sac autour de la ceinture). Un jour, leurs compagnes leur « huchèrent » (crièrent) depuis la Roche qu’elles n’avaient plus besoins de matériau. Alors, les fées secouèrent leur tablier, une pierre se piqua debout et les autres tombèrent éparses aux alentours. Ce fut l’origine des pierres de Rumfort que l’on voit en forêt du Theil (village à quelques kilomètres d’Essé).

Mais l’ouvrage des Fées ne s’arrête pas là : elles voulurent laisser une preuve de leur action et sans doute garder quelque distance à l’égard de ces mortels qui contemplent leur œuvre. C’est ainsi que si l’on compte les pierres plusieurs fois de suite, on ne trouvera jamais le même nombre car les fées déplacent les blocs, en retirent un, en ajoutent un autre à l’insu du visiteur. Mais elle rachètent aussi leur espièglerie en permettant aux amoureux de savoir s’ils sont vraiment faits l’un pour l’autre. Il suffit pour cela que le jeune homme fasse le tour de la Roche par la droite et la jeune fille par la gauche tout en comptant les pierres. Quand ils se retrouvent, il leur faut comparer le résultat : s’ils ont trouvé le même nombre, l’avenir leur sourira, si la différence n’est que de deux, ils peuvent encore espérer, mais si elle plus grande, mieux vaut qu’ils se séparent.

Ces aimables légendes ne sont finalement que le reflet des croyances superstitieuses que, de tous temps, les populations lièrent à de tels monuments. Maintes fois, au cours du Moyen Age, les conciles condamnèrent les gestes rituels liés aux dolmens et aux menhirs, persistance du culte ancien des des rochers et des pierres. Les décrets officiels ne vinrent sans doute jamais aux oreilles des habitants d’Armorique et l’on combattit la légende par une autre légende. C’est ainsi qu’on raconta plus tard que la Roche aux Fées servait de refuge à un dragon qui désolait la contrée. Saint Armel voyageant alors dans le pays de Rennes lia son étole au cou du monstre et le précipita dans la Seiche. Est-ce en souvenir de cet exploit qu’un ruisseau qui coule près la Roche porte le nom de « ruisseau du sang » ? Tout cela n’était sans doute qu’un symbole : la chrétienté aux prises avec l’ignorance et la brutalité et lui disputant les âmes. L’anecdote est malgré tout oubliée et l’œuvre de Saint Armel inutile car aujourd’hui, la légende païenne semble séduire bien plus que cet édifiant combat.

Le mystère subsiste …

Toutes ces croyances sont attachantes mais elles ne résolvent pas le mystère de ce grand monument dans la mesure où elles furent dictées par l’étonnement de nos ancêtres devant ces pierres accumulées que la force humaine ne saurait seule expliquer. Leur étude systématique ne date que d’un siècle et longtemps, ils furent attribués aux Gaulois sans qu’on leur donne une destination bien précise. Ainsi, en 1752, on trouve sous la plume d’un certain Abbé Roussel : « les anciens temples des idoles ou plutôt des antres dignes de telles divinités se voient dans ce pays de Léon et s’appellent Liac’h ou Liah, Liaven ou Liahven. Il y en a une d’une grandeur prodigieuse dans la paroisse d’Essé à 5 ou 6 lieues de Rennes« . On voit donc qu’à cette époque, la terminologie elle-même n’est pas définie. Les termes « dolmen » et « menhir » ne seront imposés qu’en 1799. Le mot « dolmen » veut traduire le sens de « table de pierre » (en breton, an daol : la table et ar maen : la pierre). « Menhir », formé également à partir de racines bretonnes signifie « pierre longue ».
L’étymologie du mot « Essé » n’est pas plus explicite en ce qui concerne le monument. Notons, pour l’anecdote, que le courant celtisant du XIXème siècle avait bien cherché à lier les deux. On a pu dire ainsi qu’Essé venait du celte (?) Es-zi qui aurait signifié « la demeure d’Essus ». La polémique s’est enflée et un autre étymologiste affirmait quant à lui que l’origine était à rechercher dans le terme Es Souez (« la merveille »), un troisième n’y voyant que la trace de « Eissé » pour « la demeure des huit ». Bernard Tanguy, auteur d’un ouvrage sur les noms de lieux en Haute Bretagne, nous apprend plus prosaïquement qu’Essius, propriétaire d’une villa gallo-romaine, a donné son nom à la commune.

Un dolmen expatrié … ?

La Roche aux Fées comprend un portique monumental, une antichambre à dalle de couverture unique précédant une seconde pièce, plus haute et plus vaste. Dans le classement des monuments mégalithique de Gruet, cela correspond au type du dolmen angevin à portique. C’est donc dans le Maine et Loire que l’on trouvera une forte concentration de ce type de construction, dans la région de Saumur en particulier (le grand dolmen de Bagneux est un des plus célèbres). La Roche aux Fées apparaît donc comme un cas isolé au nord-ouest de la Loire (en Bretagne, on n’en trouve guère que deux qui s’apparentent à ce style : la Maison Trouvée à la Chapelle Caro et les Tablettes de Cournon, tous deux dans le Morbihan). Beaucoup de ces monuments se caractérisent par leur gigantisme, ils ont aussi, dans leur ensemble, l’inconvénient de n’avoir livré aucun mobilier et il est donc difficile d’expliquer le présence de la Roche aux Fées loin du domaine de prédilection de ce type de sépultures. Les dolmens angevins forment un groupe isolé que l’on peut donc attribuer à une peuplade bien définie. Une expansion du style vers l’Ouest pourrait s’expliquer par les voies de communication que constituent la Vilaine et l’Oust (pour les monuments du Morbihan) mais cette expansion reste limitée, sans doute par l’existence d’autres modes de construction concurrents dans les parties plus septentrionales (tombes à couloir et allées couvertes). Notons que le type angevin s’implantera plus aisément vers le Sud-Est.

La Roche aux Fées, isolée à la frontière de Bretagne, a donné, outre la question de son implantation, de sérieuses difficultés aux premiers archéologues. Ont-il été, eux aussi, victimes du sortilège des fées ? Toujours est-il que bien peu sont d’accord sur le nombre de pierres qui entrent dans la construction du monument. D’après le plan qu’en a tiré Jean l’Helgouach en 1965, il y aurait 41 blocs de schiste pourpré formant deux pièces rectangulaires sur une longueur extérieure de 19,50 m. A l’entrée, se trouve ce fameux trilithe, véritable portique de pierres équarries qui apparente notre monument à ses voisins du Saumurois. On affirme que, jusqu’en 1855 environ, le linteau oscillait sous l’effort d’un seul homme se balançant d’une jambe sur l’autre. Hasard de la construction, nouvelle espièglerie des fées ? Cet état de fait a provoqué des querelles d’archéologues à la fin du siècle dernier et la Société Archéologique de Rennes mena à Essé plusieurs enquêtes : les procès verbaux contiennent le témoignage de plusieurs témoins qui affirment avoir observé le phénomène.

Quoi qu’il en soit, ce portique donne accès à un vestibule de 3,75 m de longueur sur 3 m de largeur et 1,20 m de hauteur. On pénètre ensuite dans la seconde pièce par un passage de 1 m entre deux blocs séparés. Cette deuxième salle est de dimensions beaucoup plus importantes : 14 m de long, 4 m de large et 1,80 m de haut. Elle est subdivisée en quatre chambres par des supports qui forment saillie intérieurement et le bloc qui ferme cette pièce au Nord-Ouest est équarri comme ceux de l’entrée. Les pierres qui composent ce monument sont de proportions considérables : les supports mesurent de 1,50 m à 2,20 m de hauteur et ont une largeur moyenne de 3,20 m. Quant aux pierres de recouvrement, elles sont vraiment colossales : elles atteignent 5,50 m à 6 m de longueur, 2 m de largeur et de 1,50 m à 2,10 m d’épaisseur. La plus forte avoisine les 45 tonnes. Ce poids reste malgré tout modeste comparé à certains autres monuments mégalithiques (le Grand Menhir de Locmariaquer, Men er Hroëc’h, aujourd’hui à terre et brisé en quatre tronçons est évalué à 347 tonnes !).

Techniques de mise en place.

Devant un tel monument, nous nous étonnons à juste titre : comment a-t-on pu assembler de tels blocs ? Le gisement de schiste se trouvant à plus de 4 kilomètres, quel moyen a-t-on pu employer pour traîner ces blocs et les mettre en place ?
Bien des hypothèses ont été avancées. Nous passerons rapidement sur l’intervention miraculeuse d’extra-terrestres ainsi que sur les pouvoirs de lévitation dont aurait pu bénéficier quelque druide armoricain. La thèse de géants est combattu par les trouvailles archéologiques : les squelettes des Armoricains de l’époque sont sensiblement plus petits que celui de l’homme actuel. L’utilisation de rondins de bois est couramment admise mais l’on peut aussi supposer que les constructeurs de mégalithes ont édifié des pentes de terre successives pour y faire glisser les blocs. Toutes ces suppositions peuvent ne pas paraître entièrement satisfaisantes car il faut bien tenir compte des conditions de vie du moment. L’outillage est rudimentaire : des haches en pierre, quelques outils de bronze. Or si l’on adopte la thèse des rondins de bois, il faut imaginer que pour soutenir certains blocs, on a du utiliser des troncs de bois dur de dimensions impressionnantes. La taille de ces rondins, ou plus simplement l’équarrissage de troncs d’arbres entiers représente déjà une œuvre quasiment surhumaine à moins, bien sûr, de considérer que la valeur temps n’est pas la même qu’aujourd’hui et que le chantier s’est éternisé …

De plus, la nourriture est le problème dominant : si l’agriculture apparaît, l’essentiel des ressources provient de la chasse, de la pêche, de la cueillette. Il est donc difficile d’envisager des rassemblements importants de population dans un même lieu et sur le long terme. Or selon les hypothèses officielles, la mise en place de tels monuments nécessite la présence constante de plusieurs centaines d’hommes qui ne peuvent pendant ce temps subvenir aux besoins primaires de la tribu et ce, pendant de longues années. Il est sûr, cependant, que du fait de conditions difficiles la constitution des hommes de l’époque est certainement très adaptée à des travaux difficiles …

Le problème nous semble donc rester entier. Rationnellement, si nous considérons les éléments en notre possession sur la civilisation de l’époque mégalithique, ce type de monument ne devrait pas exister. Mais « la foi soulève des montagnes » et les constructeurs de cathédrales se sont heurtés à des problèmes du même ordre. Et pourtant, elles existent ! Pouvons nous admettre, mais cela est difficile aujourd’hui, que nous ne sommes pas en mesure de comprendre, actuellement, de quelle manière de tels monuments ont pu être édifiés.

Pourquoi ?

La destination des monuments mégalithiques a longtemps été mal connue et a donné lieu à toutes sortes de fabulations se rapportant spécialement aux sacrifices humains. Il ne fait plus de doutes maintenant que ces édifices sont des tombeaux. Tombeaux de chef ? Certains sont de véritables ossuaires et l’on y compte les squelettes par dizaine. Parfois aussi on n’y trouve qu’un seul corps et c’est celui d’une femme. S’agit-il d’une prêtresse ou de l’épouse préférée de quelque chef de tribu ? Autant de questions auxquelles il nous est difficile de répondre et dans le cas particulier d’Essé, l’absence de résultats de fouilles infirme davantage encore les suppositions.

Nous l’avons dit, cette absence de mobilier (ossements, céramique, objets usuels, …) est une caractéristique des dolmens angevins en général. Cela amène certains à remettre en cause le rôle de sépulture de ces dolmens : on y verrait plutôt des temples, voire des observatoires astronomiques … Ce genre de débat nous semble totalement spéculatif et les spécialistes de la question préfèrent voir dans ce style une évolution de la mode des tombes à couloir, nombreuses sur la côte sud de Bretagne en particulier et que l’on date de la fin du IVème millénaire. Le portique et la première chambre seraient donc une forme atrophiée des couloirs de dimensions importantes que l’on retrouve sous les grands cairns du type de Guennoc, Mané Bras à la Trinité sur Mer, etc …

Une civilisation mégalithique ?

La datation des monuments mégalithiques s’appuient désormais sur des méthodes d’analyse de plus en plus fiables. Un inventaire exhaustif des trouvailles archéologiques permet de comparer les styles, d’établir des liens et se dessine peu à peu un tableau précis de la vie à l’époque mégalithique. Le cairn de Barnenez à Plouezoch, au moins dans sa partie la plus ancienne, aurait été élevé vers – 4600 et cette date est communément admise comme celle du début du mégalithisme en Bretagne. Cette manière de construire va se poursuivre jusqu’au IIIème millénaire mais la datation précise des monuments de type angevin reste pour le moins hypothétique. En se basant sur la thèse évolutionniste qui fait dériver ce style des sépultures à couloir, il est possible de situer la construction de la Roche aux Fées dans la première moitié du IIIème millénaire, période assez tardive du Néolithique.

Le climat, la faune et la flore sont à peu près tels que nous les connaissons aujourd’hui. L’homme ne vit plus uniquement sur la nature : il cesse d’être un parasite et aux produits de la chasse et de la pêche, il ajoute le fruit de son travail (agriculture et élevage). Ses ustensiles et son outillage se perfectionnent, il connait la poterie, le tissage, il travaille le bois pour se faire des abris et des embarcations. Une certaine organisation sociale supérieure apparaît, favorisée par un mode de vie plus sédentaire : plusieurs familles se regroupent en tribu sous l’autorité d’un chef avec des lois et des intérêts communs. Il semble que les villages regroupent tout de même assez peu de personnes et certainement pas plus de 25 à 30 familles. Une évaluation démographique globale est difficile : pour le Néolithique final, les préhistoriens avancent les chiffres de 50 000 à 100 000 habitants pour l’ensemble de l’actuelle Bretagne, soit une densité de 2 habitants au kilomètre carré.

Malgré un certain nombre de nouveautés techniques, la période néolithique ne connait pas une civilisation particulière : on y voit à la fois l’usage de la pierre polie, de la pierre taillée et l’apparition des métaux. On peut même dire qu’il n’y a pas eu une civilisation néolithique mais une infinité de civilisations qui sont chaque fois une adaptation approximative à un milieu défini avec une idéologie appropriée.

Il n’y a donc pas eu une civilisation des mégalithes pas plus qu’il n’y a eu un peuple des mégalithes. La Bretagne passe pour être la terre des dolmens et des menhirs mais le département de l’Ardèche connait une densité de mégalithes supérieure à celle du Morbihan. On en trouve également en Palestine, en Inde, en Crimée. D’où vient donc cette habitude d’entasser des blocs pour en faire ces étranges tombeaux ? Deux thèses sont en présence : la première adopte un mode de diffusion maritime à partir d’un centre se situant dans le bassin méditerranéen. La seconde suppose l’existence de plusieurs centres de diffusion en Europe Occidentale : Ile de Seeland au Danemark, Bretagne et Portugal. La diffusion maritime est fortement confirmée par le caractère littoral et même insulaire de l’expansion dolménique. En fait, le mégalithisme est un phénomène général qui n’est lié ni à une race ni à une civilisation particulière même s’il n’exclut pas la possibilité d’influences entre diverses peuplades par le biais du commerce. Il faut considérer la construction dolménique comme l’un des aspects que peuvent revêtir divers traits culturels fonctionnels qui sont vraisemblablement indépendants les uns des autres.

L’archéologie nous fait découvrir chaque jour un peu mieux les monuments mégalithiques mais il est toujours des points obscurs qui nous empêchent d’imaginer vraiment ce qu’était la vie des bâtisseurs de dolmens. Devons-nous attendre encore de la science ou saurons-nous jamais, selon le mot d’Elie Faure, « quelle est la force spirituelle qui a dressé ces énormes tables de pierre, toute cette dure armée du silence qui semble être poussée seule du sol comme pour révéler la circulation des larves qui la font tressaillir. »

Gérard Boulé.

Juin 1981 – Septembre 2001.

Bibliographie (très sommaire).
Jean L’HELGOUACH. Les sépultures mégalithiques en Armorique. Rennes 1965.
Jean L’HELGOUACH. Mégalithes en Bretagne. Editions d’art Jos le Doaré. Châteaulin. 1971
P.R. GIOT, J. L’HELGOUACH et J.L. MONNIER. Préhistoire de la Bretagne. Editions Ouest France Université. Rennes 1979.

Ce texte (dans sa première version) avec les photos de Jos le Doaré a été édité aux Editions d’Art Jos le Doaré à Châteaulin (Finistère). La seconde édition date de 1981.

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